lunes, junio 10, 2013

Hommage à Christian de DUVE, par Gabriel Ringlet


 

PROLONGEMENT AMICAL
Mes amis,
Ce n’est pas rien, l’amitié.
Vous le savez bien.
Et même si, dans une célébration comme celle-ci, pour se saluer avec un peu de chaleur, on est appelé à dire et à redire : « mes amis », vous savez bien que nous n’avons pas beaucoup d’amis dans une existence. Quelques-uns, peut-être. C’est déjà très beau.
Je viens de perdre un ami.
Un ami qui, tout récemment encore m’écrivait « que notre amitié lui était d’un immense réconfort ».
Un ami qui, en me donnant son dernier livre "Sept vies en une", pour évoquer notre relation un peu inédite, disait qu’elle était pour lui une « précieuse résonance ». J’aime beaucoup cette expression qui touche à l’amplification du son. Résonance : « phénomène, disent les scientifiques, par lequel un système physique en vibration peut atteindre une grande amplitude ».
C’est vrai qu’au-delà de nos convictions et de nos visions du monde qui pouvaient être différentes, nous étions entrés en résonance.
Notre amitié, je crois, avait atteint une grande amplitude.
Y compris quand il nous arrivait de parler d’Évangile.
« Je vous appelle amis ».
Vous devinez que ce texte de Jean, si je l’ai choisi, c’est parce que nous en avions parlé. D’ailleurs, nous l’avions déjà évoqué au moment de la mort de Ninon. Et puis nous y sommes revenus à plusieurs reprises par la suite.
Un texte que Christian de Duve, suite à nos conversations, trouvait d’une audace étonnante et qui correspondait bien, je crois, à la perception qu’il se faisait du rôle de Jésus.
Au temps de Jésus, dans la tradition juive, deux personnes étaient autorisées à rafraîchir les pieds fatigués : le serviteur étranger (donc le plus petit des domestiques) et la fille aînée à l’égard de son père.
Cela veut dire que le lavement des pieds était tantôt un geste de service, tantôt un geste d’affection. Jésus, vous l’avez compris, en s’agenouillant devant chaque disciple, réunit les deux aspects en un seul.
Il n’y pas plusieurs manières de comprendre : il s’abaisse pour que eux se redressent : « Je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis ». A cet instant-là, la conception-même de Dieu vole en éclats.
D’autant plus que ce geste, il le pose au milieu d’un repas d’adieu où il rompt le pain. On comprend qu’il demande aux disciples interloqués : « Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? »
St Jean – c’est bien cela dont nous parlions avec Christian – refuse de séparer le partage du pain et le lavement des pieds.
Autrement dit, rompre le pain et laver les pieds, c’est sortir de l’esclavage, c’est élargir la fraternité.
Ce Jésus-là, ce Jésus d’avant et d’après Darwin, ce Jésus de l’amitié à table, je sais qu’il touchait beaucoup Christian de Duve qui avait tant plaisir, lui aussi, à tenir table ouverte.
Ce que je viens d’évoquer s’inscrit dans ce que je pourrais appeler la dernière étape de notre amitié.
Je voudrais encore dire un mot de la première étape.
Un jour, il y a de cela un peu plus de 6 ans, Christian, j’y ai déjà fait allusion, m’invite à venir passer la soirée chez lui en présence de son épouse, Ninon.
A peine assis et ne sachant pas trop comment il devait m’appeler –manifestement « Monsieur l’abbé » ne lui convenait pas du tout et à moi encore moins !... mais l’heure de « Gabriel » n’avait pas sonné… – il me dit un verre à la main : « Monsieur le prorecteur, nous voudrions, ma femme et moi, que vous organisiez une célébration lors de notre décès ». Comme ça, sans la moindre précaution oratoire. Manifestement, il avait hâte de me formuler sa demande. Comme si ça le brûlait… Je vois encore le visage de Ninon qui guettait ma réaction ! Et je garde, imprimé en moi, le moment de silence qui a suivi. Je ne m’attendais pas du tout à cette demande. Mais j’ai senti très vite que quelque chose d’essentiel venait de s’esquisser et qui trouve d’ailleurs son prolongement jusqu’à aujourd’hui. C’est pour cela que je sais gré à l’Église, même si ça lui pose question, de nous avoir ouvert sa porte. Car ce soir-là déjà, Christian de Duve m’a parlé d’une cérémonie profane, ouverte à tous, si possible dans une église, par respect, en particulier, pour celles et ceux de sa famille qui sont croyants.
Au moment de quitter Christian et Ninon, le contrat est devenu plus précis, avec cette question sur le pas de la porte : « pourrions-nous nous revoir de temps en temps pour reparler de tout ceci. »
Un an plus tard, vous le savez, c’est Ninon qui nous quittait et ce que nous célébrons aujourd’hui au Blocry, je ne peux m’empêcher de le relier à ce que nous avons vécu à Tourinnes-la-Grosse en mars 2008. Comme je crois qu’il faut relier, même en plein vent, les cendres de Christian et les cendres de Ninon.
J’accorde, personnellement, beaucoup d’importance à la dispersion des cendres.
Comment dire ?
Ce geste est bien plus qu’un geste matériel.
C’est à l’intérieur de nous-mêmes que nous dispersons les cendres de celles et ceux qui s’en vont.
Une de mes étudiantes me racontait un jour que là où elle habite, en Suisse alémanique, après la crémation, on disperse les cendres sur le lac du village. Mais qu’à la date anniversaire du décès, un an, deux ans après, on affrète une barque et on va jeter des pétales de fleurs à l’endroit où les cendres ont été dispersées…
Comment mieux dire que les cendres sont en nous ?
Après avoir célébré le dernier adieu à Ninon, Christian et ses enfants m’ont proposé, en souvenir, de choisir parmi les œuvres de leur épouse et maman, un tableau qui me ferait plaisir. Nous montons à l’atelier et, très vite, je jette mon dévolu sur « Le jardin » qu’elle a peint en 1996. « C’est un magnifique choix » me dit Christian et je vois deux larmes glisser sur ses joues. « Oui, regarde bien ce tableau, ces soleils, ces iris… c’est là que nous avons dispersé les cendres de Ninon. Et tu vas les emporter chez toi… »
Est-ce que, par la magie de la poésie, les cendres de Christian viendront aussi chez moi ? Je ne sais qu’une chose : elles se sont enlacées depuis peu à celles de Ninon. Alors, comment voulez-vous qu’elles ne rejoignent pas sa peinture ?
Mais leurs cendres ne sont pas que là. Elles sont aussi chez vous. Beauté de leur éparpillement. Feux follets virevoltant dans notre mémoire. Poussière de vie, elles s’égarent quelquefois et reviennent peut-être vers nous si la brise en décide ainsi.
« Je vous appelle amis. »
« Et je vous dis cela pour que ma joie soit en vous. Qu’elle demeure en vous ».
Christian de Duve aimait particulièrement ce choral de Bach : « Jésus, que ma joie demeure », inspiré du chapitre 15 de St Jean.
Cette joie, Christian, lui aussi, nous l’a apportée.
Joie de la raison scientifique.
Joie de l’exigence éthique.
Joie de l’émotion artistique.
Trois joies en une !
Cette joie si intérieure qui habite le magnifique portrait que nous avons sous les yeux.
Quand je regarde cette photo de Christian, quand je la laisse entrer en moi, je sais qu’un ami continue à me donner rendez-vous au jardin de la contemplation.
Gabriel Ringlet
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Biographie de Gabriel Ringlet : parcours détaillé
Gabriel Ringlet est né à Pair-Clavier, dans le Condroz liégeois (Belgique), le 16 avril 1944.
Professeur émérite à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), il y a présidé le Département de communication et dirigé la section de journalisme. Après avoir été vice-recteur aux Affaires étudiantes de 1988 à 2001, il est devenu le prorecteur chargé des Affaires régionales, de la culture et de la communication.
Il a fait ses études secondaires au Collège Ste-Croix de Hannut. A l'Université de Liège, il a suivi les cours de langues et littératures orientales tout en poursuivant ses études de théologie au Grand Séminaire. Il a été ordonné prêtre en juin 1970. A l'Université de Louvain, il a étudié la philologie romane, la philosophie, la théologie et la communication. Il est docteur en communication sociale.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Gabriel Ringlet est aussi un homme de terrain qui a toujours voulu conjuguer démarche intellectuelle et engagement pratique dans une relation de grande proximité avec différents publics.
Théologien, il sera curé de paroisse et aumônier d’hôpital pendant 10 ans.
Spécialiste de l’information locale, il pratiquera durant 20 ans, un journalisme actif dans la presse quotidienne.Et c’est bien cette convergence entre théorie et pratique, au carrefour de plusieurs disciplines, qui fonde l’originalité d’un parcours vraiment atypique. Frontalier et donc attentif à la pluralité des regards, Gabriel Ringlet a publié de nombreux ouvrages qui invitent au dialogue autour de trois questions :
Le dialogue entre mort et communication. Qu’on pense, notamment, à Ces chers disparus, Un peu de mort sur le visage et à Ceci est ton corps. Le souci de rendre à la mort ses lettres de noblesse et d’en parler « tant qu’il fait beau » représente un point central de son écriture et de son engagement.
Le dialogue entre « ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas ». Son Evangile d’un libre penseur reste, à cet égard, un livre de référence qui continue à lui valoir de nombreuses invitations dans tous les milieux soucieux de faire se rencontrer la diversité des convictions.
Le dialogue entre Evangile, actualité et imaginaire. Dialogue à propos duquel il s’est longuement expliqué dans Ma part de gravité et qu’il applique, sous un mode poétique, dans Eloge de la fragilité mais aussi à travers Et je serai pour vous un enfant laboureur.
Son souci d’écriture et sa défense constante de la poésie lui ont valu d’être élu, fin 2008, à l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique, au fauteuil de Roger Foulon.
Longtemps professeur d’une des plus anciennes universités européennes, dans une des plus jeunes villes du monde, où se fréquentent des étudiants en provenance de près de 120 nationalités, Gabriel Ringlet est aussi, au plan académique, le parrain d’Olivier Clément, de Jean-Marie Cavada et d’Amin Maalouf. Des filleuls dont il est très fier… et qui portent haut les trois lieux qui lui tiennent tant à cœur : la théologie, la communication et la littérature.
Dans le même esprit, et pour permettre, une fois encore, à la démarche intellectuelle de rencontrer le témoignage vécu, il anime, avec une équipe, le Prieuré de Malèves-Ste-Marie, près de Louvain-la-Neuve, où il reçoit régulièrement des artistes, des écrivains, des comédiens, des cinéastes… de toutes convictions qui ont plaisir à conjuguer engagement professionnel et spirituel.
Mais l’obsession de Gabriel Ringlet, le fil rouge qui relie ses publications comme ses engagements tient en une question : comment faire entendre la Parole biblique dans toute l’ampleur de son actualité ? Comment la redire dans un langage « non codé », à la portée du plus grand nombre ? Bref, comment « vulgariser » les grands enjeux spirituels contemporains, en s’éloignant des mots convenus de la seule tribu ?
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