Publicado en 21 mayo 2014de sagabardon
Nous célébrons cette année le deuxième centenaire de la restauration de la Compagnie de Jésus par le Saint-Siège. L’excellent roman historique de Pedro-Miguel Lamet “Le dernier jésuite” a déjà été, en 2011, le meilleur hommage que la littérature a rendu jusqu’à présent à cette attachante “Compagnie de Jésus” à l’occasion du deuxième centenaire de sa restauration.
Si la “Compagnie de Jésus” restaurée est redevenue en très peu de temps, comme elle l’était avant sa suppression, un des systèmes éducatifs préférés des parents pour scolariser leurs enfants, c’est parce que les parents désirent que les valeurs promues par les Compagnons de Jésus, familièrement appelés jésuites, inspirent l’aventure inédite de leur propre vie.
La rigueur historique des “romans historiques” de Pedro-Miguel Lamet adopte souvent le genre romanesque, comme c’est le cas ici, pour faire place dans son histoire romancée non seulement au vrai, vérifiable par les documents, mais aussi au vraisemblable, c’est-à-dire à tout ce qui inspire les actions des personnages biographiés et historiés depuis le secret de leur conscience, et que l’historien induit et déduit en s’appuyant sur son propre savoir humaniste, qui dans le cas de Pedro-Miguel Lamet est emblématique.
La généreuse inspiration littéraire et la rigoureuse exactitude historique de l’œuvre de Pedro-Miguel Lamet préfigurent, dans son approche déontologiquement responsable d’écrivain jésuite, ce que le Père général de la Compagnie demandait à ses frères jésuites et à leurs collaborateurs volontaires dans sa lettre de 2013 sur la meilleure manière de célébrer cette année 2014 :
“Je veux répéter ce que je vous ai déjà demandé dans ma lettre précédente sur 2014 : que notre commémoration de la Restauration – qui commence officiellement le 3 janvier, fête du Saint Nom de Jésus, et qui se clôture le 27 septembre, anniversaire de la confirmation de la Compagnie en 1540 – évite tout signal de triomphalisme ou d’orgueil.J’espère néanmoins que, même simplement et modestement, toutes les communautés, régions et provinces de la Compagnie feront un effort pour commémorer cet anniversaire de façon mémorable et pleine de signification au niveau personnel et communautaire.”Source : « Conmemoración del segundo centenario de la Restauración de la Compañía de Jesús», Adolfo Nicolás, S.I., Superior General
Roma, 14 de noviembre de 2013 Fiesta de San José Pignatelli
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Mémoire de l’expulsion des jésuites par Carlos III de 1767
La Pragmatique Sanction (“Pragmática Sanción”) de Charles III ne donnait pas d’autre argument pour expulser les membres de la Compagnie que des motifs que le monarque “gardait en son âme royale”.
Jamais, même au moment de l’expulsion des morisques, on n’avait conduit avec autant de secret une opération de ce genre en Espagne.
Ainsi, sans qu’ils n’opposent la moindre résistance, commençait le long calvaire des jésuites espagnols par mer et par terre vers l’inconnu.
Il faut placer ce drame dans le contexte d’un XVIIIème siècle européen, marqué par le despotisme éclairé des monarchies Bourbon où, à travers le régalisme, les rois voulaient contrôler le pouvoir de l’Eglise et principalement la Compagnie de Jésus, à cause de son quatrième vœu, celui de l’obéissance au Pape.
Alors, sans attendre, commençait le transfert par les rues des villes des jésuites surveillés de manière humiliante, accompagnés de coups de tambour et entourés de la milice, vers les différents ports d’embarquement, dans un délai de 24 heures à partir de la présentation du décret. La troupe les accompagna pendant tout le trajet.
Dans les villes qu’ils traversèrent, les autorités civiles se chargèrent de maintenir l’ordre et d’éviter toute manifestation populaire contre l’expatriation. Tout au long du voyage, les jésuites ne purent absolument pas communiquer.
Le voyage, dans les bateaux à voile de l’époque, et bien qu’on ait prévu minutieusement l’intendance, fut très pénible. Entassés dans des cales, dévorés par les insectes, avec mal au cœur parce que la plupart n’avaient jamais navigué, ils souffrirent l’indicible jusqu’à arriver par différents itinéraires au port de Civitavecchia, après une traversée de 60 ou 70 jours.
Le roi, bien que pieux et communiant tous les jours, agit sans se soucier de l’autorisation de Clément XIII. Il se contenta d’informer le Pontife de la décision prise immédiatement après son exécution. Le monarque se retint de lui indiquer qu’il les exilait aux Etats Pontificaux.
Clément XIII répondit diplomatiquement, et ne voulut pas recevoir ceux qui avaient été pendant des siècles ses plus ardents défenseurs; par contre, quand il sut que les expulsés allaient aux Etats Pontificaux, il répondit durement à Charles III par une bulle (avec la phrase “Toi aussi, mon fils ?” de Jules César assassiné par Brutus), avec la décision nette de ne pas les recevoir sur ses territoires.
Finalement ils réussirent à débarquer dans les différentes “prisons” (« presidios ») de Corse, entre juillet et septembre 1767. Ils y passèrent plus d’un an, dans des conditions lamentables.
Parmi les Espagnols expatriés se trouvaient des noms connus, comme le provincial Idiáquez, les frères Pignatelli, dont l’un, José, deviendra saint et servira de pont jusqu’à la restauration de l’Ordre, ou l’écrivain réputé José Isla, un classique de la littérature espagnole grâce à son œuvre satirique “Fray Gerundio de Campazas”, considéré comme “le Quichotte des prédicateurs” qui indigna les moines par sa critique mordante et humoristique des sermons « de clochettes » (de campanillas) qui abondaient à l’époque.
La situation était précaire quant aux vivres et à l’habitation, et aggravée par les feux croisés de la guerre. Certains logements étaient seulement des entrepôts d’huile, des étables, des maisons en ruine.
En novembre, on pensa à Madrid que les commissaires royaux espagnols devaient accomplir une autre mission dans la partie orientale de l’île : obtenir du Français Marbeuf à Bastia qu’il accueille la flotte des jésuites américains, en route vers l’exil – ils tardèrent un an de pénible navigation depuis les missions d’Amérique latine -, puisque l’approvisionnement des “prisons” (presidios) de la côte occidentale – Calvi, Algajola, Ajaccio, Bonifacio – était résolu. Les fonctions des nouveaux commissaires royaux seraient de surveiller les jésuites, noter les décès et les fuites, les interroger à propos des doutes sur leurs biens temporels et contrôler leur correspondance.
Entretemps, les conversations entre Charles III et Clément XIII dégénérèrent. Après de dures discussions, le Pape accepta finalement qu’ils débarquent en Italie. Là, les jésuites se répartirent dans des villes comme Bologne, Ravenne, Forli ou Historia Ferrara. Ils y vécurent jusqu’en 1773-74.
L’Eglise espagnole s’aligna par intérêt sur la position du roi et l’Eglise de Rome subit de dures pressions jusqu’à la suppression. Même si Clément XIII les avait défendu verbalement dans des documents, à l’heure de la vérité il ne les accepta pas lorsque le roi les lui envoya, expatriés. Le nombre des expulsés conjoints espagnols, américains et philippins atteignit 5.000 hommes.
On évoqua la raison que le Pape ne voulut pas les accepter parce qu’il attendait que Charles III se repentît. Le fait de son successeur, Clément XIV, fut encore plus cruel, puisqu’il avait été élu sous pression des cours Bourbon avec la “promesse orale” d’éliminer les jésuites.
Ce faible moine franciscain, lorsqu’il obtint la tiare, tira les choses en longueur, tenaillé par la peur et par la responsabilité de décréter la suppression d’un ordre aussi nombreux et influent. Les intrigues politiques débouchèrent finalement sur la suppression en 1773.
◊ Toute l’Eglise n’accepta pas cette décision de la même manière. ◊
Les conséquences pour l’enseignement et la culture furent néfastes, et en Amérique latine les manifestations de douleur du peuple très fréquentes.
C’est un fait exemplaire que de constater que, dans de telles circonstances, seulement 20 pour cent des jésuites expulsés abandonnèrent la Compagnie. Certains, au milieu de ces tragédies, réussirent à atteindre la sainteté, comme ce fut la cas du déjà cité José Pignatelli. Beaucoup d’autres, même après l’extinction de l’ordre, contribuèrent par leurs études, leurs livres et leurs recherches au développement florissant de la culture en Italie et dans d’autres parties du monde, comme l’a montré à profusion le père Miquel Batllori.
◊ Préservée en Pologne et en Russie blanche, quarante ans plus tard la Compagnie de Jésus fut restaurée par Pie VII en 1814. ◊
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◊Le Calvaire des jésuites espagnols
Par Pedro Miguel Lamet S.J. ◊
Par Pedro Miguel Lamet S.J. ◊
Dans la plus grande discrétion et protégés par les ombres de l’aube, les soldats se glissaient jusqu’à entourer les collèges et résidences de tous les jésuites espagnols, le 2 avril 1767, sauf à Madrid, ville dans laquelle l’opération militaire avait été exécutée le 31 mars. Jamais, même au moment de l’expulsion des morisques, on n’avait conduit avec autant de secret une opération de ce genre en Espagne.
L’irruption consistait à frapper à la porte, parfois même en utilisant le subterfuge de demander les sacrements pour un mourant. Alors les soldats pénétraient, baïonnette au canon, comme s’il s’agissait d’arrêter des fugitifs, dans les maisons de la Compagnie. Aussitôt ils ordonnaient que toute la communauté se réunisse dans le réfectoire et là, on donnait lecture de la Pragmatique Sanction (Pragmática Sanción) du roi Carlos III, qui ordonnait d’extrader des royaumes espagnols tous les jésuites. Contrôlés à tout moment, ils ne pouvaient même pas dire la messe, et ils ne pouvaient emmener dans leur exil qu’un peu de linge et leur bréviaire. Au préalable, on avait monté toute une logistique compliquée avec l’Armée, qui tenait prêts, dans divers ports espagnols, des navires de guerre et d’autres embarcations louées pour conduire les pères et les frères dans l’exil. Ainsi, sans qu’ils n’opposent la moindre résistance, commençait le long calvaire des jésuites espagnols par mer et par terre vers l’inconnu.
Il faut placer ce drame dans le contexte d’un XVIIIème siècle européen marqué par le despotisme éclairé des monarchies Bourbon où, à travers le régalisme, les rois voulaient contrôler le pouvoir de l’Eglise et principalement la Compagnie de Jésus, à cause de son quatrième vœu, celui de l’obéissance au Pape. Les jésuites se trouvaient alors au zénith de leur influence dans la société de l’époque. Ils avaient été confesseurs de rois, ils contrôlaient le monde de l’éducation et les missions américaines, thème de litige par le Traité de Madrid, tandis que le gouvernement avait été jusqu’à présent entre les mains de nobles formés dans les collèges de la Compagnie. Il y avait les précédents des expulsions du Portugal (1759) et de France (1762), dont les protagonistes principaux furent le marquis de Pombal et le ministre Choisseul.
En Espagne, avec l’irruption en politique de ministres “mantéistes” (on les appelait ainsi à cause de leur façon d’habiller les non nobles qui avaient accédé à l’éducation, face aux “escolares” -‘scolaires’- ou nobles), s’établit une persécution rancunière contre la Compagnie et ses amis. Les plus influents furent les ministres Roda, Campomanes, Grimaldi, Aranda, Moñino et le confesseur père Eleta. La décision fut sans doute influencée par une série de thèmes théologiques (jansénisme, doctrine du probabilisme), par des questions politiques, comme l’Avertissement de Parme (« le Monitorio de Parma »), par la cause discutée de la canonisation de l’évêque Palafox, et par une série de calomnies, comme celles qui prétendaient que les jésuites avaient instigué à Madrid la fameuse Emeute d’Esquilache, et qu’ils possédaient un empire en Amérique, dont le roi serait un certain Nicolas Ier, avec une armée d’esclaves disposée à envahir l’Europe; influencée aussi par la peur terrible de Charles III, qui avait fui l’Emeute jusqu’à Aranjuez, et que ses ministres avaient échauffé, spécialement Bernardo Tanucci depuis Naples.
Pour effacer la Compagnie de la carte d’Espagne, on créa un Conseil Extraordinaire et une Enquête Secrète qui débouchèrent sur la Pragmatique Sanction (Pragmática Sanción), qui ne donnait pas d’autre argument pour expulser les membres de la Compagnie que des motifs que le monarque “gardait en son âme royale”.
On ajoutait des dispositions sur l’occupation des ‘temporalités’ (“temporalidades”) ou possessions de l’Ordre. On décidait que, de la masse générale formée par les biens de la Compagnie, on prélèverait une petite partie, de laquelle on accorderait à vie à chaque jésuite prêtre un montant annuel de cent pesos, et à chaque frère nonante. Etaient exclus de cette pension aussi bien les étrangers que les novices. On menaçait de suspendre l’assignation à celui qui refuserait l’expatriation, ou si d’autres motifs incommodaient la Cour, comme par exemple écrire ou parler à propos de la mesure prise. Ils recevraient la pension en deux paiements par an, et finalement, avec la dévaluation, elle ne leur donnerait même pas de quoi se nourrir. Cette pension a permis de tranquilliser la conscience du pieux monarque et de contrôler de près les expulsés, même en dehors de l’Espagne.
Aucun des religieux, même s’il abandonnait la Compagnie, ne pouvait revenir dans la patrie sans autorisation spéciale du Roi et s’il l’obtenait, il serait obligé de prêter serment de fidélité et de s’engager à ne défendre la Compagnie d’aucune manière, même en privé, sous peine d’être traités comme un condamné d’Etat.
Les séculiers qui avaient une lettre de fraternité avec la Compagnie devaient la rendre et on menaçait de peines de “fautes de lèse-majesté” ceux qui entretiendraient une correspondance avec les jésuites, ce qui était tout à fait interdit. Beaucoup préférèrent quitter le pays.
Les règles furent spécialement dures avec les novices. On les poussa à abandonner la Compagnie, sous peine de péché mortel et autres menaces; on les incita à entrer dans d’autres ordres; on les abandonna dans la campagne sans soutien et on les sépara des Pères. Malgré cela, la plupart d’entre eux rejoignirent les ports pour subir l’expulsion avec leurs aînés.
Dans chaque maison, une fois qu’elle était occupée par les forces armées et que les notaires avaient donné lecture du décret, on contrôlait les listes pour vérifier s’il y avait un jésuite absent. Ensuite on réquisitionnait les biens et on en faisait l’inventaire. Alors, sans attendre, commençait le transfert par les rues des villes des jésuites surveillés de manière humiliante, accompagnés de coups de tambour et entourés de la milice, vers les différents ports d’embarquement, dans un délai de 24 heures à partir de la présentation du décret. La troupe les accompagna pendant tout le trajet.
Dans les villes qu’ils traversèrent, les autorités civiles se chargèrent de maintenir l’ordre et d’éviter toute manifestation populaire contre l’expatriation. Tout au long du voyage, les jésuites ne purent absolument pas communiquer. Seuls les procurateurs des différentes maisons de la Compagnie restèrent en Espagne, pour finaliser les inventaires avec les agents du fisc. Une fois terminé ce travail, ils appareillèrent aussitôt vers l’exil. Les maisons, les livres, les œuvres d’art furent confisqués ou mal vendus. On alla jusqu’à effacer l’anagramme JHS gravé dans la pierre des façades et on élimina des temples les images propres à la dévotion de la Compagnie, comme celles du Sacré-Cœur et de Notre-Dame de la Lumière.
Le voyage, dans les bateaux à voile de l’époque, et bien qu’on ait prévu minutieusement l’intendance, fut très pénible. Entassés dans des cales, dévorés par les insectes, avec mal au cœur parce que la plupart n’avaient jamais navigué, ils souffrirent l’indicible jusqu’à arriver par différents itinéraires au port de Civitavecchia, après une traversée de 60 ou 70 jours. De tout cela, on conserve différents journaux minutieux. Le plus volumineux est celui du père Manuel Luengo, qui se compose de 63 volumes et 35.000 pages manuscrites, qu’il rédigea pendant 49 ans et qu’il conserva avec lui jusqu’à sa mort. (Il est publié en Espagne grâce au travail des historiens Inmaculada Fernández Arrillaga et Isidoro Pinedo, SJ.). D’autres journaux intéressants sont ceux des pères Tienda, Pérez, Peramás, Puig et Larraz.
Le roi, bien que pieux et communiant tous les jours, agit sans se soucier de l’autorisation de Clément XIII. Il se contenta d’informer le Pontife de la décision prise immédiatement après son exécution. Le monarque se retint de lui indiquer qu’il les exilait aux Etats Pontificaux. Au début, les jésuites ne le savaient pas non plus.
Clément XIII répondit diplomatiquement, et ne voulut pas recevoir ceux qui avaient été pendant des siècles ses plus ardents défenseurs; par contre, quand il sut que les expulsés allaient aux Etats Pontificaux, il répondit durement à Charles III par une bulle (avec la phrase “Toi aussi, mon fils ?” de Jules César assassiné par Brutus), avec la décision nette de ne pas les recevoir sur ses territoires. Et les exilés butèrent à Civitavecchia sur les canons du Pape, qui les empêchèrent d’entrer. Les arguments du Pape étaient que ses Etats traversaient des moments de grande pénurie, qu’ils craignaient des troubles publics et qu’ils étaient saturés par les jésuites portugais et français qui vivotaient aux frais du trésor pontifical.
Devant ce refus, le ministre espagnol Grimaldi proposa de les abandonner de force dans les terres du Pape. Mais le roi refusa. Alors, on envisagea la possibilité de décharger les jésuites dans l’île d’Elbe, quand apparut l’option de les laisser en Corse, alors en pleine guerre avec trois fronts actifs : la République de Gênes qui possédait la souveraineté sur l’île, les forces du rebelle indépendantiste Paoli et la France, qui appuyait Gênes, puisque cette dernière manquait du contingent nécessaire pour maîtriser le soulèvement. L’île était donc un baril de poudre.
Les jésuites étaient plongés dans la désolation après l’échec du débarquement à Civitavecchia. En outre, les patrons des bateaux avaient été réservés pour le voyage jusqu’à ce port et avaient des engagements commerciaux ensuite. Beaucoup de jésuites passèrent à d’autres navires, dans lesquels ils s’entassèrent encore plus. Ils naviguèrent finalement vers la Corse. Ils arrivèrent à Bastia, où les troupes françaises les empêchèrent aussi de débarquer. Les navires restèrent pendant des mois à longer la côte corse, affrontant la chaleur de l’été, les maladies et des tempêtes fréquentes. Plusieurs jésuites moururent pendant la traversée.
Finalement ils réussirent à débarquer dans les différentes “prisons” (« presidios ») de Corse, entre juillet et septembre 1767. Ils y passèrent plus d’un an, dans des conditions lamentables. Dans l’île, les jésuites expulsés se répartirent par province; ils organisaient dans la mesure du possible l’enseignement de la philosophie et de la théologie aux jeunes et la vie communautaire avec leurs supérieurs respectifs.
Parmi les Espagnols expatriés se trouvaient des noms connus, comme le provincial Idiáquez, les frères Pignatelli, dont l’un, José, deviendra saint et servira de pont jusqu’à la restauration de l’Ordre, ou l’écrivain réputé José Isla, un classique de la littérature espagnole grâce à son œuvre satirique “Fray Gerundio de Campazas”, considéré comme “le Quichotte des prédicateurs” qui indigna les moines par sa critique mordante et humoristique des sermons « de clochettes » (de campanillas) qui abondaient à l’époque.
La situation était précaire quant aux vivres et à l’habitation, et aggravée par les feux croisés de la guerre. Certains logements étaient seulement des entrepôts d’huile, des étables, des maisons en ruine. D’autres religieux purent s’installer dans les maisons abandonnées par leurs habitants, qui avaient fui à l’intérieur de l’île. Les aliments étaient peu abondants, de qualité médiocre et très chers, à cause de l’inflation et de la spéculation, étant donné la pression démographique provoquée par l’augmentation inattendue de la population. Et pour comble, les récents arrivés devaient payer dans les églises pour dire la messe.
A partir du 21 juillet, ceux qui n’avaient pas trouvé de place à Calvi entrèrent à l’intérieur des murailles de l’enceinte, avec la crainte de s’introduire dans un piège, vu l’annonce de l’attaque corse. Beaucoup de jésuites andalous préférèrent les faubourgs et les maisons dans la campagne, proches des deux sources d’eau. Ceux d’Algajola, eux, purent s’installer dans la ville, parce que leur débarquement coïncida avec le départ des troupes françaises et l’entrée des Corses qui s’empressèrent d’occuper l’agglomération.
Cette situation se prolongea durant les mois de juillet et d’août, et le 3 septembre les Corses et les Français signèrent un armistice, qui durera jusqu’en mai 1768. Cela permit la libéralisation des voies de commercialisation avec l’intérieur de la Corse et avec le continent.
En novembre, on pensa à Madrid que les commissaires royaux espagnols devaient accomplir une autre mission dans la partie orientale de l’île : obtenir du Français Marbeuf à Bastia qu’il accueille la flotte des jésuites américains, en route vers l’exil – ils tardèrent un an de pénible navigation depuis les missions d’Amérique latine -, puisque l’approvisionnement des “prisons” (presidios) de la côte occidentale – Calvi, Algajola, Ajaccio, Bonifacio – était résolu. Les fonctions des nouveaux commissaires royaux seraient de surveiller les jésuites, noter les décès et les fuites, les interroger à propos des doutes sur leurs biens temporels et contrôler leur correspondance.
Entretemps, les conversations entre Charles III et Clément XIII dégénérèrent. Après de dures discussions, le Pape accepta finalement qu’ils débarquent en Italie. Là, les jésuites se répartirent dans des villes comme Bologne, Ravenne, Forli ou Historia Ferrara. Ils y vécurent jusqu’en 1773-74.
Le chemin le plus fréquent fut d’aller vers le nord-est en traversant les Apennins vers la plaine du Pô, en passant par les possessions de Gênes et par celles du duché de Parma et de Modène. L’itinéraire commençait à Sestri de Levante, au pied des Apennins ligures, où sévissaient de forts orages. En suivant le cours du Taro, ils passèrent par Borgo du Taro, où certains réussirent à trouver une monture, par Fornovo du Taro, Parme, Reggio, Modène, jusqu’à Castefranco, pour pénétrer dans les Etats Pontificaux.
Là arriva le premier groupe de jésuites américains le 12 septembre, et de là ils se dispersèrent dans la Romagne, éveillant la curiosité des Italiens et provoquant une série de problèmes pratiques dans les différentes villes qui devaient absorber cette masse de prêtres qui arrivaient en vagues successives. On peut lire dans les journaux déjà cités le détail des pénuries du voyage, le mauvais traitement infligé par les Français et les tentatives d’extorsion pour leur enlever l’argent des pensions, ainsi que les silences coupables des consuls espagnols et l’accueil très froid des jésuites génois, avec d’autres anecdotes et détails de cette pérégrination.
L’Eglise espagnole s’aligna par intérêt sur la position du roi et l’Eglise de Rome subit de dures pressions jusqu’à la suppression. Même si Clément XIII les avait défendu verbalement dans des documents, à l’heure de la vérité il ne les accepta pas lorsque le roi les lui envoya, expatriés. Le nombre des expulsés conjoints espagnols, américains et philippins atteignit 5.000 hommes.
On évoqua la raison que le Pape ne voulut pas les accepter parce qu’il attendait que Charles III se repentît. Le fait de son successeur, Clément XIV, fut encore plus cruel, puisqu’il avait été élu sous pression des cours Bourbon avec la “promesse orale” d’éliminer les jésuites.
Ce faible moine franciscain, lorsqu’il obtint la tiare, tira les choses en longueur, tenaillé par la peur et par la responsabilité de décréter la suppression d’un ordre aussi nombreux et influent. Les intrigues politiques débouchèrent finalement sur la suppression en 1773.
Dans cette dernière phase, un rôle décisif fut joué par l’ambassadeur d’Espagne, José Moñino, récompensé ensuite par le titre de comte de Floridablanca, qu’il réussit à acheter grâce à des prébendes et d’autres sommes importantes versées au confesseur, à d’autres prélats et amis du Pontife. Le harcèlement psychologique auquel il soumit le Pape, comme le montre son abondante correspondance avec Madrid, finit par détruire le moral et la santé de Clément XIV, qui signa le bref apostolique (pas une bulle) “Dominus ac redentor”, qui supprimait la Compagnie de Jésus dans toute l’Eglise. La thèse selon laquelle il mourut empoisonné par les jésuites s’avéra fausse au point que leurs pires ennemis, comme Tanucci lui-même, soutinrent qu’il succomba à un auto-empoisonnement mental provoqué par la peur et l’angoisse.
Toute l’Eglise n’accepta pas cette décision de la même manière.
Les conséquences pour l’enseignement et la culture furent néfastes, et en Amérique latine les manifestations de douleur du peuple très fréquentes.
C’est un fait exemplaire que de constater que, dans de telles circonstances, seulement 20 pour cent des jésuites expulsés abandonnèrent la Compagnie. Certains, au milieu de ces tragédies, réussirent à atteindre la sainteté, comme ce fut la cas du déjà cité José Pignatelli. Beaucoup d’autres, même après l’extinction de l’ordre, contribuèrent par leurs études, leurs livres et leurs recherches au développement florissant de la culture en Italie et dans d’autres parties du monde, comme l’a montré à profusion le père Miquel Batllori.
Préservée en Pologne et en Russie blanche, quarante ans plus tard la Compagnie de Jésus fut restaurée par Pie VII en 1814.
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Cet article raconte l’histoire de la persécution dramatique contre la Compagnie de Jésus à l’époque de Charles III (1716-1788). Les faits sont repris du livre du père Pedro Miguel Lamet : El último jesuita (Le dernier jésuite, roman historique), édition La Esfera de los Libros, Madrid, 2011.
Image 1 : portrait de Charles III
Artiste : Anton Raphael Mengs (1728–1779)
Titre : Portrait de Charles III d’Espagne (1716-1788)
Date : aux environs de 1760
Technique : huile sur toile
Lieu actuel : inconnu
Titre : Portrait de Charles III d’Espagne (1716-1788)
Date : aux environs de 1760
Technique : huile sur toile
Lieu actuel : inconnu
Image 2: Portrait en couverture de la biographie de Saint José Pignatelli, S.J. (Zaragoza, Espagne, 27.12.1737 – † Rome, Italia, 15 de noviembre de 1811)
Image 3: Portrait de l’écrivain José Francisco de Isla, S.J. (Vidanes, León, 25.04.1703 – † Bologne, 2.11.1781).
Image 4: Portrait de Catherine II (Szczecin (Stettin, actuellement Pologne, 2.05.1729 – † Saint Petersburg, 1711.1796.
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19.05.14 | 12:15. Archivado en Pro justitia et libertate, Geopolítica, Jesuitas, Historia
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